Entretien avec Emmanuel Guibert

C'est la première fois qu'un entretien avec un artiste de bande dessinée est réalisé par un autre artiste pour être ensuite restitué sous la forme BD. Bien entendu, la soixantaine de pages de l'ouvrage ne peut pas être comparé avec les longs entretiens, parfois fleuve, que connaît le 9e art (on pense bien entendu aux livres de Numa Sadoul). Toutefois, l'exercice a un premier intérêt, précisément du fait de sa transcription en bande dessinée : la segmentation des discours. La succession des bulles (c'est une façon de parler, car Bettina Egger n'encadre pas plus ses textes que ses images) donne une tonalité et un sens bien particulier. Bien entendu, le dessin d'Egger, qui illustre de manière très répétitive la conversation par des successions de plans sur les interlocuteurs (on pense à certains passage d'American Splendor de Pekar dessinés par Crumb), teinte également les propos d'une manière très subtile, car précisément non verbale.
Il reste que l'entretien reste assez conventionnel, tout du moins dans sa première partie. Pourtant, le début était fort prometteur : en ouvrant sur la question de la technique du dessin, on pouvait s'attendre à un échange de haut niveau entre dessinateurs (on se souvient ici des commentaires de Pizzoli sur Mœbius ou Hermann). Hélas, on quitte rapidement cette entrée en matière pour aborder des questions somme toute conventionnelles (les influences, la documentation,…) et la conversation s'engage des chemins très balisés. Ce moment peu stimulant sans être inintéressant (on en apprend incontestablement sur le travail de Guibert) est pourtant rompu à l'initiative de Guibert, à peu près vers le milieu du livre. L'artiste signale à son intervieweuse qu'il s'attendait, de la part d'une artiste, à un questionnement plus en phase avec la pratique. Le livre devient alors jubilatoire quand Guibert lui fait remarquer que les questions qu'elle lui pose, et qui lui ont été mille fois posées, ne sont en aucun cas des questions pertinentes pour un artiste : « je réponds assez souvent à des questions comme celle que tu viens de me poser et il faut bien dire une chose, c'est qu'un praticien ne se les pose jamais ».
Guibert prend alors en main, si l'on ose dire, la discussion et nous mène cette fois au cœur de son projet. Lequel consiste précisément en une longue conversation retranscrite en bande dessinée. On comprend que la question de l'échange, conventionnel ou non, soit critique pour l'artiste.
Quand à Egger, après avoir signalé, ce qui est tout à son honneur, que la question de la théorie l'intéresse tout autant que celle de la pratique, elle admet ne pas avoir pris la bonne posture. Sincérité dont elle doit être créditée : l'entretien étant réalisé dans le cadre d'une thèse, il participe donc, in fine, d'une démarche d'apprentissage pour laquelle la reconnaissance des erreurs est indispensable à la progression. Sincérité qui est aussi un témoignage d'admiration très touchant vis-à-vis de l'auteur qu'elle interroge. Être corrigé par un maître est un privilège. Nous recommandons.